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Noël traditionnel : cette douloureuse épreuve.

Je me souviens que, lorsque j'étais enfant, j'attendais la période des fêtes de fin d'année avec impatience. L'hiver qui s'installe, la tombée des premières neiges, les luminaires décoratifs des centre-villes, les catalogues de jouets trouvés dans la boîte aux lettres, les vitrines chatoyantes des enseignes commerçantes, la délicate odeur du sapin orné de guirlandes, le plaisir d'offrir et de recevoir... Est-ce vraiment cela l'esprit de Noël ? Les rires, la joie, les cadeaux et la famille si heureuse d'être réunie sous les auspices de ce folklore festif ?



Aujourd'hui, j'accueille la fin de l'année avec un regard critique. Mon éthique personnelle et mes valeurs politiques m'ont amenée à me questionner sur les soubassements larvés qui sont traditionnellement rattachés à l'esprit de Noël. En tant que personne queer et féministe, je m'attache à lutter contre les systèmes d'oppression et de domination issus du patriarcapitalisme. Et le cis-hétéro-patriarcat repose sur des valeurs bourgeoises en phase avec la tradition de Noël : la famille hétéronormée, réunie pour l'occasion, et la propriété privée, symbolisée par la jouissance et la possession de biens plus communément appelés cadeaux. La sacralisation de ce rituel annuel m'écoeure et m'horripile car la "magie de Noël" - minuit chrétien ou cérémonie païenne - résulte de principes dans lesquels je ne me reconnais plus et qui me font violence. Au-delà de ces considérations, il y a tout un tas d'événements conjoncturels, d'attitudes banales et de comportements triviaux qui me font grincer des dents pendant les fêtes. En voici les principales raisons.



1 - Chaque année, la préparation des festivités commence de plus en plus tôt


Même dans les enseignes labellisées BIO que je fréquente, les campagnes promotionnelles pour tel ou tel produit débutent à partir du mois d'octobre. Le passage à l'heure d'hiver n'a pas encore eu lieu, et pourtant, la grande distribution a déjà révolutionné son merchandising pour mettre en avant les (soit-disant) délicieux chocolats (réellement) industriels, les bestsellers des produits cosmétiques et les jeux incontournables du moment.


Et oui, Noël, c'est comme la rentrée scolaire : il faut s'y prendre plusieurs mois à l'avance pour l'aborder dans le calme et la sérénité... Et grâce aux denrées surgelées, tu peux acheter une dinde farcie à l'automne et la servir pour le réveillon car elle ne sera pas périmée ! Toute cette mascarade autour de l'incitation à la consommation mercantile me met en rage.



2 - Cadeaux : le coté obscur (et binaire) de la force


Pour être en mesure de poser un cadeau au pied de l'arbre de Noël, encore faut-il avoir été inspiré.e - et avoir les moyens - pour trouver la perle rare... Je pense être parvenue à simplifier cette tâche au maximum car, au fil des années, j'ai appris à cerner les préférences de chacun.e. Tout en respectant mon budget (serré), mes choix se portent généralement sur une ou deux bouteille(s) de vin rouge à déguster tou.te.s ensemble, des bouquins qui ouvrent des perspectives sur les notions de genres, identités et sexualités ou encore des trucs invraisemblables qui sortent de l'ordinaire (une de ces précédentes années, j'ai offert des "Giant Microbes™" en peluche à mes proches, ils ont fait leur petit effet !). En somme, je ne suis que rarement confrontée à des dilemmes ou à des doutes concernant ce que je souhaite acheter.



Au demeurant, la seule fois où j'ai été amenée à réfléchir à un cadeau destiné à un tout jeune enfant, ça a pris une tournure de vrai casse-tête. Parce que, depuis les années 70, c'est la même rengaine : dans les catalogues de jeux et dans les rayons des magasins, la ségrégation marketing binaire est la règle de base. Les enseignes qui distribuent les jouets destinés au plus jeune public reproduisent les stéréotypes manichéens associés aux genres. Les individus perçu.e.s filles voient la vie en rose (ou pas) à coup de poupées, de fées, de poneys, de têtes à coiffer, de landaus et de robes de princesse, sans oublier les ustensiles de ménage et de cuisine. C'est le conditionnement précoce des rôles assignés à la féminité : materner avec douceur et méticulosité, entretenir l'intérieur de la maison avec application, se cantonner à la sphère privée et donner de son temps pour répondre aux besoins de son entourage, quitte à sacrifier les siens. Pour les individus perçu.e.s garçons, le processus est identique : en déballant leurs paquets cadeaux, ils découvriront un costume de chevalier, une voiture télécommandée, une trottinette, un établi de bricolage et une figurine de Super Héro (super musclé, super fort et super courageux). Là, il est évident qu'il s'agit d'une contribution à la construction des masculinités attendus chez les futurs adultes assignés garçons à la naissance : courage, puissance, robustesse, énergie, constance. Somme toute, le genre est un construit social qui résulte de l'imbrication de multiples facteurs, dont la binarité des jouets genrés auxquels les enfants s'identifient. Alors, que faire pour s'affranchir de ce cercle vicieux ? Eurêka ! Les jeux et jouets mixtes et les vêtements neutres existent ! Tout compte fait, Sophie La Girafe™ n'incarne pas la modernité, mais elle a le mérite de balayer l'omniprésence de la binarité.


​3 - "Familles, je vous hais" (André Gide)


Et pourtant, la tradition veut - ou plutôt exige - que la famille élargie (parents, grands-parents, oncles, tantes, cousin.e.s...) se réunisse le temps d'un soir dans le cadre du réveillon de Noël. Avant que certain.e.s se méprennent sur le fond de mon propos, il m'est nécessaire de revenir sur un point. Je crois pouvoir dire que, globalement, j'apprécie celleux qui partagent un lien de parenté avec moi, bien que nous ne partagions ni les mêmes idéaux ni le même mode de vie. Néanmoins, je ressens de l'animosité et de l'aversion pour ce que représente le concept de famille. Qu'est-ce qu'une famille ? Un papa, une maman (c'est important, on ne ment pas aux enfants) ? Le berceau de la procréation cis-hétéro-normée aka reproduction sexuée ? L'antichambre de la plus-value capitaliste qui fournit, génération après génération, de la main-d'oeuvre aux superstructures de l'économie et des finances ? Le lieu de la socialisation verticale primaire où se jouent le processus de transmission de capital culturel, social et symbolique ?



On parle parfois de "cellule familiale" : la famille est une institution sociale qui menace de nous enfermer à perpétuité derrière les barreaux de la répression identitaire et culturelle. Les personnes queer subissent l'influence de l'hétéronormativité cisgenrée et du patriarcat depuis la prime enfance au sein de leur famille. A ce titre, la libération queer passe par une révolution : la guerre sociale. Il s'agit de remettre en question les conventions établies et de détruire les symboles oppressifs telle que l'institution familiale. "Vivre sans entraves et jouir sans temps mort. (...) La liberté de tou.te.s, par tou.te.s, pour tou.te.s" (Rapport contre la normalité, le F.H.A.R, 1971). Alors, une teuf de "No Hell" choisie entre ami.e.s, ça vous dit ?


4 - Devoir de présence ou plaisir de partage ?


Pour moi, passer les fêtes de Noël en famille sonne comme une injonction : tout le monde doit répondre présent.e, être content.e, s'aimer et se faire des cadeaux. Pourtant, dans les faits, le mythe de la famille lisse et heureuse s'effondre, car les dynamiques familiales sont complexes et dépassent l'échelle individuelle. La famille, c'est aussi le théâtre des frustrations et des rancoeurs, des tensions et des pétages de plomb. Alors oui, la pression sociale et le conflit de loyauté nous amènent à faire acte de présence le temps du réveillon... Mais, une fois sur place, on se demande un peu quand les premiers sujets glissants tomberont au milieu de la tablée et à quel moment le petit ego blessé de quelqu'un.e surgira et ruinera l'ambiance... Et là tu te demandes s'il ne vaudrait pas mieux allumer la TV et se farcir pour la énième fois la diffusion du cultissime et intemporel Le Père-Noël est une ordure...


Finalement, les fêtes de décembre sont un prétexte pour voir en une seule fois tous les membres de la famille (ce qui, je l'accorde, est bien pratique). Néanmoins, il est bien difficile de passer un moment privilégié avec tou.te.s les personnes regroupées autour du sapin lorsque iels sont nombreux.se.s. On en reste à des échanges superficiels et dépourvus de sens : à peine le temps de se reconnecter et on se dit déjà au-revoir. En définitive, a-t-on vraiment besoin de cette fête pour voir notre famille ? A-t-on profondément envie d'être là pour cette occasion ou est-ce que nous agissons par devoir ? Comme le dit la sociologue québécoise Judith Messier, “La famille des autres, c'est presque toujours amusant. Le problème, c'est la nôtre”.


5 - Le repas de Noël : vis ma vie de vegan en détresse


Donc tu es là, parmi les convives qui n'attendent qu'une chose : le début du gueuleton. Avant d'adopter le mode de vie vegan en tant que lutte pour la cause des animaux, le contenu et le déroulement du repas de Noël me procurait déjà un sentiment de malaise diffus. Peut-être pour sa dimension "grande bouffe" où chacun.e se bâfre jusqu'à ne plus en pouvoir, parce que, quand même, faut pas déconner, c'est qu'une fois par an alors il faut faire les choses en grand ! Aujourd'hui, je suis consciente de ce à quoi je vais être amenée à faire front. Je suis la seule personne à avoir abandonné le régime omnivore par conviction, ce qui m'oblige à sortir de ma zone de confort lorsque je suis confrontée au partage du festin de Noël. Le menu sera inévitablement organisé autour d'incontournables mets tels que les toasts de saumon fumé et de foie gras, les huîtres, la volaille farcie (dinde, chapon, canard : au choix tant que la viande est dans la place...), le plateau de fromages et la bûche glacée. Je me contenterai des marrons chauds et du vin (et cela me va très bien).


Qu'il s'agisse de jugements de valeur ou de questions sur la nutrition, je n'échapperai pas aux commentaires de carnistes convaincus : "et les protéines, le fer, le calcium ? T'es sûre de pas être carencée ?" (bullshiiit !). Sans oublier les regards en coin. Et les petites piques lancée de manière innocente : "hummmmm le foie gras se marie teeeeellement bien avec le petit vin blanc liquoreux... Tu sais pas ce que tu manques !"(sic !). Et bien, grande nouvelle ! Je ne serai pas de la partie pour entretenir un quelconque conflit de valeurs. Je ferai ma vie, j'amènerai sans doute des gourmandises vegan (faux-gras, faux-mage, terrines végétales, seitan) pour me faire plaisir. Je ne ferai pas de pédagogie quant à l'intérêt du véganisme car je ne tiens pas à consacrer d'énergie improductive à cela. J'ai déjà donné. Les débats, ce sera pour une autre fois (si ça intéresse quelqu'un.e).


Je pense être loin d'avoir fait le tour de toutes les questions qui me hantent à l'approche de Noël... J'aurais pu évoquer la grande hypocrisie de l'esprit des fêtes, plein de légèreté et de bonhomie, à l'heure où la souffrance de l'humanité est prégnante en France et dans le monde : la précarité croissante, l'isolement et la marginalisation, les guerres et les violences institutionnelles envers les minorités opprimées... Noël, célébration universelle qui balance l'amour de charité à tout va, n'a plus aucun sens pour moi.


Pour conclure sur une note qui alimente mon ressenti global, je laisse la parole à Paul Eluard qui, dans une lettre adressée au poète Joë Bousquet datée du 20 décembre 1928, s'exprimait ainsi :


"Noël ? Je hais Noël, la pire des fêtes, celle qui veut faire croire aux hommes « qu’il y a quelque chose DE MIEUX sur la terre », toute la cochonnerie des divins enfants, des messes de suif, de stuc et de fumier, des congratulations réciproques, des embrassades des poux à sang froid sous le gui. Je hais les marchands de cochon et d’hosties, leur charcuterie, leur mine réjouie. La neige de ce jour-là est un mensonge, la musique des cloches est crasseuse, bonne au cou des vaches. Je hais toutes les fêtes parce qu’elles m’ont obligé à sourire sans conviction, à rire comme un singe, à ne pas croire, à ne pas croire possible la joie constante de ceux que j’aime. Le bonheur leur est une surprise."



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